Germaine Sorel Journal de Germaine Sorel
1939 - 1945
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DOCTEUR G.A SOREL
134, Bd St GERMAIN, PARIS 6e

La Guerre 39-40

Ces quelques notes de souvenirs.

Je suis seule à Paris, séparée de mes enfants et de tous.

A personne je ne puis conter ce que je vois, ce que je sens. Reverrai-je mes enfants ? Quand ? Comment ? ...

Alors je vais noter, "pour eux", ces heures tragiques que je vis seule, en pensant si intensément à eux. J'espère pouvoir les leur remettre moi-même... sinon ils les retrouveront, plus tard, et nous aurons été moins séparés.

12-6-40 - Mercredi
20h

retour Paris, prévoyant la Guerre Jeudi 17 Août 39

Annonce de l'alliance russo-allemande 22 Août

27 Août Dimanche, avec E. à Berthecourt voir A. On craint la Guerre d'un instant à l'autre.

1 Septembre, Paris Midi annonce

Dimanche 3 Septembre. Champs Elysées, Palais-Royal... 17h. la Guerre !

1ère alerte Mardi 5 de 3h40 à 7h10.

1940

Mardi 9 Avril midi. On apprend l'invasion par l'Allemagne de la Norvège et du Danemark.
et la mort du cardinal Verdier dans la nuit.

Vendredi 10 Mai 8h½. On annonce l'invasion du Luxembourg, de la Hollande, et de la Belgique.

Jeudi 16 Mai, percée de Sedan, arrivée des Allemands à Laon.

Mardi 21 Mai à 16h30, Raynaud annonce que les Allemands sont à Amiens.
Le 22 au matin, à la Gare du Nord j'apprends qu'on évacue Beauvais...
A. Arrive le 23 Jeudi à 5h du M.
Le Samedi 25 à 21h½ je retrouve R. à St Fermer et le ramène. Je le conduis à Lourdes
le Samedi 8 Juin et je rentre le "fameux Mardi 11 à 12h15 !

Entrée des Allemands à Paris Vendredi 14 Juin à minuit et sur le boulevard à 7h½.

Mercredi 12 Juin 40 - 19h

Ceux qui n'auront pas été à Paris, hier et aujourd'hui, ne pourront jamais se faire une idée exacte de ce qu'a été la Grande Ville ! Je suis arrivée de Lourdes, hier, 12h¼. Depuis Tours, du train, nous voyons le défilé des autos de toutes sortes, sur lesquelles les paquets les plus hétéroclites étaient entassés. A certains endroits, nous avions remarqué l'affreux embouteillage arrêtant le triste exode de ceux qui fuyaient devant l'envahisseur. Mais tout cela n'était rien en comparaison avec les abords de la Gare d'Austerlitz ! D'autres voyageurs sortaient, comme moi, par le métro ; dans ce hall du métro des femmes et des enfants étaient installés, assis par terre, attendant un problématique train. On nous apprit qu'il n'y avait pas de métro, qu'il fallait aller le prendre à Jussieu... Dehors, l'afflux des gens était plus grand

encore. Toujours des femmes, des enfants, des vieillards, des paquets... Et tous, attendaient, à coté de leurs hardes ! J'en interrogeais plusieurs pour savoir d'où ils venaient, tous étaient de la banlieue, plus ou moins proche. Et comme je leur demandais s'ils quittaient, par ordre, ils me disaient "non mais on s'en va" avec un grand geste indiquant le lointain... Il y en avait partout jusqu'au milieu du Jardin des Plantes et sur les quais. A l'arrêt du 14, comme je demandais à des personnes groupées là s'il passait encore elles me répondirent que, depuis 3h qu'elles étaient là, aucun n'était passé !... Heureusement un aimable automobiliste a bien voulu me déposer chez moi. Et, chez moi, je vis que la panique avait atteint aussi Edith... Je n'oublierai jamais qu'elle avait forcé mon "cher vieux secrétaire", pour prendre ma fameuse "caisse" ;

forcé mon tiroir à bijoux, pour y prendre des choses sans valeur, dans une boite dans laquelle il n'y a que des fouillis ! Enfin, elle avait ouvert mon tiroir à "papiers d'affaires" et pris, sans discernement, des papiers sans aucune valeur, laissant le seul en ayant ! Et je vis que dans mon bureau, elle avait aussi fouillé !... Il est affreux de devoir "fouiller" un mort, cela m'a toujours paru atroce, mais "fouiller" un vivant est pire encore ! Ce fait m'a été très pénible, j'en ai, physiquement souffert. Et puis, j'ai mesuré son état d'affolement, sa panique et cela je le méprise...

Enfin, elle m'a fait rapporter mon bien, après mon coup de téléphone impératif.

Tout le jour, le défilé des fuyards a continué, de nombreux parisiens se joignant aux banlieusards. C'était lamentable, c'était une vraie panique contagieuse. Beaucoup partaient

sans réflexion, uniquement pour faire comme les autres. Il en est revenu pas mal qui n'ont pas trouvé de train ni de place sur les routes...

Après une nuit calme, lourde d'orage, durant laquelle la pluie est tombée à diverses reprises, un jour triste, gris et pluvieux s'est levé. Et les départs ont recommencé ! On a revu les lamentables défilés... Autos, bicyclettes, camions, voitures d'enfants... ont traversé la capitale en hâte. J'ai beaucoup circulé et, partout, j'ai vu ces départs angoissés, en panique. Ce n'est pas beau une panique et un affolement pareils. J'en ai éprouvé grande honte. Comme les gens ont, en général, une petite âme ! Ils ne peuvent, de sang-froid, regarder les évènements et la mort. Pourtant l'heure de chacun est marquée, ils ne la changeront pas. S'ils évitent la bombe à Paris ils auront l'accident ailleurs... Cela ils ne le comprennent

pas et ils ont peur ! Peur des Allemands... alors ils abandonnent tout ! Pour beaucoup, une seule chose compte "sauver sa peau" n'importe comment, en faisant n'importe quelle lâcheté ! C'est laid, très laid. Tout cela est triste à pleurer. On abandonne Paris, notre merveilleux notre délicieux Paris, on le livre, on laisse la place ! Quelle bêtise. Moi j'ai l'impression que si les parisiens restaient plus nombreux, pour recevoir les Allemands, Paris serait moins pris, resterait davantage le Paris de la France...

Je reste... La journée s'achève sous la pluie, dans l'obscurité du mauvais temps, dans le silence et l'angoisse. Quelques autos roulent encore, les retardataires se hâtent... Et je pense à tous ceux qui sont sur les routes ; heureux ceux qui sont dans les voitures ; à plaindre les entassés des camions et bicyclistes, lamentables les piétons qui trainent les pauvres bagages. Car ce qu'on sauve ce n'est rien

on ne peut pas sauver l'âme de sa maison !...

Jeudi 13-6-14h½

Les évènements vont vite, très vite et... c'est atroce ! Ce matin j'ai appris par un client venu vers 9h, qu'on avait placardé des affiches proclamant Paris "ville ouverte"... Cela m'a été un coup terrible ! On abandonne Paris, notre si belle ville, on la livre sans coup férir. A quoi pensent-ils ?... Peu après , on est venu du Commissariat, me demander d'aller, d'urgence, soigner des enfants réfugiés, malades au Lycée St Louis. J'y suis allée. L'aspect de mon boulevard est déjà triste celui du boulevard St Michel est lamentable ! Ce n'est qu'une longue file de gens qui montent vers la porte... fuyant ! Au Lycée, l'entassement, partout, de ces malheureux réfugiés campés là, depuis plusieurs jours déjà, avec leurs enfants... Et quand je suis

arrivée on donnait l'ordre de faire partir tous les jeunes gens... pour les sauver... ils prenaient la route à la suite des autres !... Hier j'avais appris que l'agence de ma banque était fermée, que je devais aller à Malesherbes, où beaucoup d'agences étaient groupées. Aspect lamentable, affolement. De là, j'avais été à pieds au siège des Champs-Elysées. Rue de la Boétie toutes boutiques fermées, de même avenue des Champs-Elysées. Et toujours, toujours, le défilé des fuyards... A l'agence Elysées, on me dit qu'elle était fermée, que je devais aller, le lendemain, à La Fayette. J'y suis allée ce matin. Rue déserte, place de l'Opéra déserte... Agence à peu près vide, désordre... On refuse de recevoir mon argent ! J'avais décidé de porter un brassard croix rouge, ou une insigne de docteur, dans l'exercice de mon métier, ou avec les boches pour être protégée... Je monte aux Galeries Lafayette qui sont entr'ouvertes.

Dedans, le désert, il n'y a avait que moi comme cliente... tout était encore couvert, les vendeurs et vendeuses étaient réunis, par petits groupes, parlant ensemble des tristes évènements... Je n'ai pas trouvé mon brassard ! Me présente à la Société Générale, toujours pour déposer mon argent, on me laisse même pas entrer, me disant que les caisses sont fermées. Il n'était pas 11h ! Je prends le métro, pour aller chez Bailly. Hier, j'avais été déjà "voir" la gare St Lazare. Il n'y avait plus de train que jusqu'à Versailles et Colombes ! Aujourd'hui la gare est totalement fermée, toutes les gares sont fermées, on ne doit plus quitter Paris ! On nous livre à l'envahisseur. Sur un poteau, je lis la fameuse affiche = Héring, le général gouverneur, abandonne la ville à je ne sais quel général et la déclare "ville ouverte" !... Silencieusement, le cœur serré les gens lisent et s'en vont...

Chez Bailly, le personnel, pas de client, pas de brassard... Je rentre, pour voir, à la pharmacie de France. Le ciel est toujours gris sombre, il fait lourd, je me sens angoissée et désespérée, je pense à mes chéris. Quand les reverrai-je, mes 2 petits qui sont toute ma vie !? Et je suis restée pensant être utile, avoir à soigner des blessés... et rien, il n'y aura rien, les soldats partent, la ville est livrée, on ne luttera pas ! Je suis inutile ! Mon désespoir est immense ! Je voudrais pleurer, je voudrais que... J'ai rencontré les Belges, amis de Mr. Longle, nous sommes entrés dans un café... plein de gens chargés de paquets, le seul ouvert aux alentours de la gare. Aujourd'hui, tout, absolument tout, est fermé et... on "les" attend !... Nous avons parlé

tristement. Le mécontentement général commence à se manifester parmi les parisiens, contre le lâche gouvernement qui a livré Paris. Tous nous voulons la paix, maintenant. Il ne faut pas continuer à tuer les hommes puisqu'on livre la Capitale... A quoi bon lutter, puisqu'on est vaincu ?!... Mr. Lemesle (?) est venu m'emmener déjeuner, j'ai essayé de le secouer. A son age c'est un coup dur, je me demande comment il le supportera... Et puis, nous sommes passés au Commissariat, qui m'a dit d'aller demander brassard et insigne à la Préfecture. En arrivant bvd St Michel, c'est une marée d'hommes montante que nous avons croisée. Le sauve-qui-peut, par ordre, des hommes affectés spéciaux, employés... Du reste, on annonce qu'on ne laisse plus passer qu'eux aux portes de Paris, on refoule les autres... il y a déjà eu, depuis Mardi, trop de

morts sur les routes... Il parait qu'en province on n'a plus de quoi les nourrir !... Préfecture lugubre, bureaux en partie vides, on laisse la place, ils partent !... On me dit d'aller Av. Victoria pour le brassard... Nous y allons, même aspect ! Il est juste 14h. On me conseille d'attendre, les bureaux ouvrent à 14h !

A 14h10, personne, je rentre. Aucune nouvelle, depuis la T.S.F. de ce matin, pas un journal, pas d'I.N.F.1.... naturellement pas de client. Aucun bruit, tout est mort... on "les" attend !...

20h15

Les évènements se précipitent de plus en plus tristes, de plus en plus graves. A 16h et A6h30, mauvaises nouvelles à la T.S.F. Ensuite je vais faire ma consultation à la Caisse. Juste une personne. Je pars bvd St Michel et... oh ! horreur ! je vois passer à toute allure, parmi la lente procession des fuyards, nos soldats qui se sauvent... il y en a, en désordre de toutes armes et

de tous grades. Et puis il y a les camions militaires chargés... Les hommes sont barbus et crottés l'air pressés et tristes. Et je pense aux superbes défilés du 14 Juillet et du 11 Novembre... aujourd'hui c'est la défaite, la fuite péerdue... Le temps est de plus en plus gris, très frais, la pluie se met à tomber... Je descend le boulevard et, toujours des gens avec des paquets se sauvent et des soldats se sauvent... c'est une fuite éperdue ! Avec étonnement je vois des gens assis sur les bancs et qui regardent... qui attendent ce qui va venir ! On frémit. Le métro me mène à la Porte de la Villette mais, au changement, à la garde de l'Est, dans mon wagon, près de moi, je vois 2 soldats, en retraite, ayant perdu leur régiment... ils disent "on tenait, on les maintenait puis, tout d'un coup, l'ordre est venu = 'vous allez être encerclés, repliez-vous', il a fallu

obéir, continuent-ils, on est partis mais on n'a pas compris... alors, on s'est perdus ! On ne sait plus où est le régiment. Les gendarmes nous ont dit d'aller à la Porte d'Orléans" !... Je frémis et me demande ce que vont devenir tous ces malheureux... derrière eux, les Allemands et, devant eux, la route bloquée par la marée humaine des fuyards civils... A la Porte de la Villette un autre cortège... Le 10è d'Artillerie, mutilé, quelques voitures, beaucoup d'hommes, pas un canon... des bagages hétéroclites sur les voitures... on les dirige sur la Porte des Lilas... pour que Paris ne les voit pas !... Pauvres hommes ! Que vont-ils devenir ? Comment vont-ils passer ? Ils ont l'air éreintés... certians essayent encore de plaisanter, l'un s'abrite sous un parapluie... mais tous ont l'air inquiets... l'un nous demande où ils sont... Des pauvres sénégalais passent à pied...

Au loin on entend distinctement le canon tonner. Comme tout cela est triste ! Il faut faire la paix il n'est plus possible de laisser massacrer ainsi nos hommes !... Dans le métro, les conversations reprennent. Toutes les gares sont fermées... des gens s'y précipitent quand même ! A une station il y a un groupe. Ce sont plusieurs soldats, affalés, exténués, qu'entoure la foule ! Et soudain à Jussieu, plus de courant, le métro ne marche plus, il est 19h. Je sors pour rentrer à pieds, sous la pluie, dans le soir qui tombe... le canon tonne. L'électricité est coupée partout. Donc, ce soir aucune nouvelle, pas de T.S.F. J'écris presque dans le noir. Et je suis triste, affreusement triste... je pense à mes chers enfants, à toute ma famille qui va s'inquiéter. Et s'ils savaient ce que nous voyons, ce que nous vivons... ils ne le sauront jamais car la

vue, seule, peut rendre l'aspect de ce Paris de panique et de défaite... Je suis seule dans ma maison, avec 2 braves XXX (?) comme concierges, les autres ayant fui, hier après-midi... Seule Paule, isolée comme moi, me téléphone chaque jour. Nous attendons, nous "les" attendons !

8h¾ - Vendredi 14-6-40

C'est fini ! il n'y a plus d'espoir ! "ils" sont là, "ils" sont passés sur le boulevard, ce matin, à 7h½ ; 4 ou 5 dans un camion, des beaux gars, ma foi ! et... conduits, ou plutôt accompagnés, par un de nos gardes mobiles !... On leur livre la ville, on les conduits où ils désirent. J'ai perlé aux agents qui, par petits groupes, occupent les carrefours. Ils sont navrés aussi d'assister à cela. Ils nous ont dit d'être calmes et de ne pas parler car, parmi les civils, il y en a maintenant beaucoup de la 5è colonne qui nous dénonceraient

et ils ont ajouté "voyez, maintenant, nous ne pouvons plus rien pour vous, on nous a désarmés !"... Et je ressens un désespoir profond et immense. Je pense à mes enfants, mes 2 pauvres petites. Je pense que la paix ne va pas tarder alors, vite, aussitôt, j'irai avec eux et je ne les quitterai jamais plus. J'ai trop mal de cette séparation... Tout le monde, à Paris, la veut cette paix, les agents eux-même la réclament et tous ici en voulons terriblement à notre affreux gouvernement à l'infâme et grotesque Raynaud...

15h½

Ils continuent à aller et venir en motos ou en autos superbes. Tous ont un aspect parfait et l'air d'être en excellente forme. Chacun a, sur sa moto, un paquetage important. Je remarque que leurs autos, grandes ou petites, sont uniformément peintes en gris. Rien de semblables avec les bigarrures du

camouflage des nôtres. C'est triste à constater mais ils sont, en général, mieux tenus que les nôtres... Ce qui a été formidable c'est de voir la préparation parfaite et méthodique qu'ils avaient. A peine entrés dans notre superbe ville (et les troupes ne sont pas encore là !) ils se sont faits conduire à tous les postes de commande = Sénat, Hôtel de Ville... A 9h½, des camions munis de hauts parleurs parcouraient la ville lançant des ordres. Je les ai vus et non entendus. On m'a répété qu'ils faisaient savoir qu'à partir (personne n'est d'accord sur l'heure ! Certains disaient midi, d'autres 15h, d'autres minuit !?) il ne devait plus y avoir personne dans les rues, que tout civil y serait tué, pendant 48h - car les troupes allaient faire leur entrée - que chacun devait aller déposer ses armes au Commissariat, que quiconque n'obéirait pas serait puni de mort et que, pour 1 Allemand tué, 200 civils seraient fusillés ! Nous savons à quoi nous en tenir.

J'obéirai ! devant leur force il n'y a pas à lutter, et je ne veux revoir mes 2 enfants chéris... Dès que je pourrai, je plaque tout et je prends 1 mois de vacances... tant pis ! J'en ai assez... ces 4 jours m'ont vieillie de beaucoup d'années...

Hier soir, la lumière était revenue à 22h25, j'avais écouté la T.S.F. et entendu le discours de Raynaud ! quelle honte... Après avoir été à la fenêtre, à minuit, et constaté l'obscurité absolue, les allées et venues des agents, et entendu le canon toujours tonner je m'étais endormie, dans l'angoisse à 1h ! Réveil à 6h ! On n'entendait plus rien ! A 6h½ on coupe à nouveau l'électricité. Je vais à la fenêtre et j'apprends qu'"ils" viennent d'entrer à la Porte de la Villette... toilette rapide, puis à 7h, descente dans la rue jusqu'au bvd St Michel, où des groupes se formaient, attendant angoissés...

Et "ils" sont arrivés... le temps est toujours gris et frais mais par moments le soleil parait... des avions à croix gammée survolent la ville à basse latitude et... la ville qui en avait si peur les regarde passer curieusement ! J'ai eu 20 ans à la Marne ! E. a 20 ans le jour de l'entrée des Allemands à Paris ! Comme la vie est étrange ! Je suis seule, affreusement seule...

20h30

Pendant 2h cet après-midi, j'ai assisté, de ma fenêtre d'abord, du trottoir ensuite, silencieusement, avec beaucoup d'autres, au défilé des Allemands... C'était affreux de penser qu'ils partaient se battre contre les nôtres !... Mon impression, qui était celle de tous, est qu'ils sont superbes, admirablement équipés et d'une tenue parfaite. Ni de leur côté, ni du notre, il n'y a eu un geste déplacé ni un mot... Leurs chars sont superbes et innombrables... et

ce qui est terrifiant, c'est de penser qu'il en est sorti, en aussi grand nombre, par plusieurs portes de Paris ! Que vont devenir les milliers de fuyards civils sur les routes et... nos pauvres soldats ?!... Il faut faire la paix, à tout prix, de toute urgence. Si j'avais osé j'aurais entrainé la foule à l'Hôtel de Ville, avec des drapeaux blancs, disant que Paris exigeait la paix pour la France. Je pense que devant la déroute et le massacre des civils sur les chemins, la province l'obtiendra... Je prie le Ciel ! Les nouvelles de la radio, de nos postes, sont d"éhontés mensonges. Mais quand on écoute les étrangers on est terrifié...

Mon Dieu qu'allons-nous devenir ? Mes enfants aimés, je pense à vous et je souffre ! Je ne vous aurais voulu que du bonheur et... hélas ! Il y a 20 ans, un beau soir de printemps, des roses apportés par mon

mari, plein ma chambre, je tâchais de me consoler de l'immense déception éprouvée et du grand chagrin ressenti d'avoir donné le jour à une fille, en faisant des rêves d'avenir !... Ma vie a été remplie de rêves brisés !... Et, après tant de douleurs de toutes sortes, souffertes en ces 45 ans passés, je me sens depuis ce matin, comme atteinte par un grand deuil ! C'est un deuil immense d'avoir perdu Paris ! d'avoir perdu la confiance en la France ! C'est une déception de plus ! La France, Paris !... Je me rappelle 14, mes 20 ans, la Marne !... Mes enfants, mes petits je n'ai plus que vous au monde, je veux vous retrouver, vous sauver, vous garder... jusqu'à ce que vous soyez grands et forts, capables de supporter seuls, la tête toujours haute, la dureté toujours plus cruelle de la Vie !

15-6-40 - Samedi 9h¾

Pour la 1ère fois, depuis des mois, hier soir, nous nous sommes couchés sans craindre d'alerte ! C'était regrettable ! Il aurait mieux valu se battre pour Paris que le livrer !... Pour nous, ici, la guerre est finie... Jusqu'à ce que les Français viennent reprendre la Capitale...

Alors, c'est sous leurs obus que nous tomberons !... Et, je dormais assomée depuis tant de nuits sans sommeil, lorsque j'ai été réveillée, à 3heures ¼, par un formidable vrombrissement d'avions... Leur défilé a duré près d'1 heure.

Ils partaient tuer les nôtres... C'est affreux ! Affreux de les avoir vu partir, hier, cette nuit sur les talons des nôtres sans que personne, ici, ne fasse un geste !...

J'attends la paix de toute mon âme. La T.S.F. Ce matin, la nôtre, a dit que le Gouvernement donnait l'ordre aux Français de rester chez eux, même quand les chars arrivaient ! Qu'ils étaient plus en